Elles s’appelaient Cécile Cellier, Lina Bachmann, Marguerite Evard, Anna Cellerini dalle Vedove ou encore Hélène Dubied-Chollet. Elles ont été politiciennes, artistes, militantes ou écrivaines, ouvrières migrantes, paysannes. Leur point commun : vivre ou survivre en tant que femme dans un monde fait par des hommes, pour les hommes. Certaines ont marqué leur génération par leur talent et leur détermination ; d’autres sont restées dans l’ombre de leur mari. Mais pour la plupart, elles n’ont laissé qu’une maigre trace, voire aucune, pour la postérité. La Ville de Neuchâtel a décidé d'y remédier en confiant à l'Institut d'histoire de l'Université de Neuchâtel la tâche de retrouver 50 noms et d'écrire l'histoire de ces femmes oubliées. Ces cinquante notices biographiques, supervisées par un comité scientifique, sont accessibles dans le fichier à télécharger ci-dessous, avec des références bibliographiques et un avant-propos. Vous les trouverez également ci-dessous au fur et à mesure des parutions dans le journal N+, avec un portrait original signé de l'illustratrice Agathe Borin.
Tilo Frey nait à Maroua, au Cameroun, en 1923, d’un père suisse et d’une mère peule. Ingénieur, Paul Frey travaille au Cameroun au début des années 1920, un pays alors placé sous mandat français. Père et fille s’installent dans le canton de Neuchâtel quand elle a cinq ans. Elle ne reverra sa mère que cinquante ans plus tard, lors d’un voyage. Elle vit d’abord à La Chaux-de-Fonds, puis à Bienne et à Neuchâtel, où elle étudie à l’Ecole normale cantonale, puis à l’Ecole supérieure de commerce. Après un diplôme de professeure de sténographie, elle enseigne de 1943 à 1971 dans cette même école. Dans les années 1960, elle mène une carrière politique chez les radicaux, siège au Conseil général de la Ville de Neuchâtel (1964-1974) qu’elle préside en 1970, ainsi qu’au Grand Conseil (1969-1973). En 1971, lorsque les Suissesses obtiennent le droit de vote et d’éligibilité au niveau fédéral, Tilo Frey compte parmi les onze premières femmes élues au Parlement fédéral. Elle est aussi la première afro-descendante à y siéger.
En 2018, la Ville de Neuchâtel décide de rebaptiser l’espace Louis Agassiz de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel en l’espace Tilo Frey. Aussi, elle est une des premières femmes à se voir attribuer un nom de place ou de rue en ville de Neuchâtel. En outre, le 12 septembre 2023, le tympan du Palais fédéral est inauguré et dévoile une mosaïque du nom de Tilo.
Sources
FAN, 6 juillet 1970.
FAN, 15 octobre 1971.
Le Temps, 7 septembre 2018.
Sur elle (sélection)
Dos Santos Pinto, Jovita, « Oui, c’est un long chemin ». Tilo Frey, erste Schwarze Nationalrätin. Eine Spurensuche in Schweizer Medien (1970-2011), Mémoire de master, Université de Zurich, 2014.
Jeannin-Jaquet, Isabelle, « Frey, Tilo », in : Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 15.10.2021. https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/006042/2021-10-15/. Consulté le 18.01.2024.
Du XVe au milieu du XVIIe siècle, la chasse aux sorcières sévit en Suisse, visant principalement les femmes. Ces dernières, souvent marginalisées pour des motifs variés comme un habillement non conventionnel ou des relations sexuelles hors mariage, sont accusées de sorcellerie. Sous la torture, beaucoup d’entre elles sont contraintes d’« avouer » des pactes diaboliques. Dans le Comté, environ 330 femmes sont ainsi condamnées. Marie Junet, née vers 1599 dans une famille modeste, est la dernière « sorcière » à être brûlée dans le canton de Neuchâtel. À 68 ans, elle est accusée de sorcellerie et condamnée à une exécution atroce : « être pincée en deux endroits de son corps avec des tenailles ardentes et ensuite jetée sur un bûcher, vive ». Le 12 mai 1667 à Valangin, le bourreau l’emmène pour son exécution. Elle obtient la « faveur » d’être d’abord étranglée avant que son corps ne soit brûlé et réduit en cendres. Ces dernières sont dispersées, symbolisant la fin tragique de sa vie. L’exécution de Marie Junet marque la fin des chasses aux sorcières dans le canton. Son histoire, emblématique des persécutions de l’époque, témoigne des préjugés et de la violence à l’encontre des femmes, injustement ciblées et accusées de sorcellerie.
Sources
Manuel du Conseil d’État, Archives de l’État de Neuchâtel.
L’Impartial, 14 mars 1934.
Sur elle (sélection)
Monter, E. William, Witchcraft in France and Switzerland, The Borderlands during the Reformation, Londres : Cornell University Press, 1976.
Agota Kristof, écrivaine, nait en Hongrie au milieu des années 1930. Comme beaucoup de ses compatriotes, elle fuit son pays au moment de l’invasion des troupes soviétiques en 1956. Avec son mari et son premier enfant âgé de quelques mois, elle traverse l’Europe de l’Est avant d’arriver en Suisse. La famille s’établit à Neuchâtel. Agota Kristof travaille d’abord dans une usine d’horlogerie, une expérience dure et harassante, dont elle se souviendra comme une vie au « bagne ». Elle apprend progressivement sa future langue d’adoption et d’écriture, le français, et obtient une bourse de l’Université de Neuchâtel, qui lui délivre le diplôme du séminaire de français. Elle connaît le succès littéraire avec son premier roman Le Grand cahier, premier tome de la Trilogie des jumeaux, qui sera traduit dans une trentaine de langues. Il est suivi par La Preuve et Le Troisième mensonge. Son œuvre, marquée par un style franc et sans compromis, lui vaut une reconnaissance internationale qui se matérialise par une série de prix littéraires, dont le Prix Schiller, le Ruban de la Francophonie ou encore le Prix de l’Etat autrichien pour la littérature européenne. Les relations de force et de violence ainsi que le déracinement – y compris sur le plan linguistique – constituent les thèmes principaux de son œuvre littéraire. Sa vie s’achève en 2011 à Neuchâtel.
Fonds d’archives :
Fonds Agota Kristof, Archives littéraires suisses.
Sur elle (sélection)
De Balsi, Sara, Agota Kristof écrivaine translingue, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2019.
Robert, Tiphaine, Des migrants et des revenants : une histoire des réfugiées et réfugiés hongrois en Suisse (1956-1963), Neuchâtel : Alphil, 2021.
Installée à Paris depuis les années 1930, Anne-Françoise Perret-Gentil-dit-Maillard est témoin de l'invasion de la capitale par les troupes allemandes en 1940. Elle décide très tôt de s’engager dans la Résistance à travers la France libre, mouvement qui rallie sous les ordres de Charles de Gaulle les volontaires dans la lutte contre l’Occupation. La Neuchâteloise est chargée de diverses missions dans la capitale, à Vichy et à Lyon. Quand elle découvre les activités pro-allemandes d’un de ses frères également installé à Paris, elle commence à récolter à travers lui des informations décisives pour la Résistance et permet ainsi à des victimes des persécutions antisémites et politiques d'échapper aux arrestations. En août 1944, son frère l’attire dans un piège. Arrêtée par la Gestapo à Paris, elle est déportée au camp de Ravensbrück. En octobre 1944, lors de son transfert entre deux camps, elle réussit à s’échapper et à parcourir à pied 75 kilomètres jusqu’à Berlin, où elle obtient, après de longues et périlleuses démarches, un passeport qui lui permet de rentrer en Suisse. Elle s’empresse de retourner en France en avril 1945. En 1949, elle prend la défense de son frère, condamné à mort. Il est gracié, malgré ses crimes, « en considération de l’attitude courageuse de sa sœur en faveur de la Résistance pendant la guerre ». En revanche, la Suisse rejette la demande d’indemnisation d’Anne-Françoise Perret-Gentil-dit-Maillard comme victime du national-socialisme.
Sources
Fonds des victimes suisses des persécutions national-socialistes, Archives fédérales suisses.
Archives de la famille Perret.
Archiv für Zeitgeschichte ETH Zürich: FD KZ-Häftlinge.
Sur elle
Spörri, Balz ; Staubli, René et Tuchschmid, Benno, Les victimes oubliées du IIIe Reich – Les déportés suisses dans les camps nazis, Neuchâtel : Alphil, 2021, pp. 277-289 et p. 368.
Sculptrice et peintre, Jeanne Lombard est une des rares femmes en Suisse à avoir atteint une renommée dans le monde de l’art au XIXe et au début du XXe siècles. Née au Grand-Saconnex (GE) en 1865 et fille d’un pasteur français elle a huit ans, quand la famille s’installe dans le canton de Neuchâtel, après plusieurs années passées dans le sud de la France. Sa formation artistique débute en 1879 à Auvernier dans l’atelier du sculpteur-médailleur Fritz-Ulysse Landry, puis à Neuchâtel dans l’atelier de Gustave Jeanneret. Elle se forme ensuite auprès d’un peintre portraitiste à Lyon dans l’atelier de Jean-Louis Loubet puis à Paris, notamment à l’académie Julian. De retour en Suisse, Jeanne Lombard développe une activité de peintre d’histoire, à une époque où les femmes artistes s’expriment surtout dans des genres perçus comme mineurs. Le protestantisme et la persécution des Huguenots en France inspirent sa production. Cette thématique la conduit dans le sud de la France pour des recherches historiques. La jeune femme s’approprie également l’art du portrait avec beaucoup d'habileté. Son talent est indéniable et elle est reconnue pour ses représentations réalistes. Résidant à partir de 1900 à Boudry, puis à Corcelles, Jeanne Lombard commence aussi plusieurs activités philanthropiques : elle s’investit dans le Comité de l’espoir contre l’alcoolisme et s’engage en faveur des détenues. En 1908, elle devient membre fondateur de la section neuchâteloise de la Société suisse des femmes peintres et sculpteurs, dont elle assure le secrétariat de 1909 à 1933. Cette association milite pour la reconnaissance des femmes artistes, qui sont peu connues du public. Elle les représente, car les femmes artistes sont exclues de la Société suisse des peintres et sculpteurs, ceci jusqu’en 1973. En 2008, le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, qui conserve depuis 1893 des peintures de Jeanne Lombard, lui consacre une exposition. Une partie de l’œuvre de l’artiste se trouve également au Musée du Désert à Mialet en France.
Sur elle (sélection)
Dollée, Joël, Jeanne Lombard (1865-1945) et les artistes neuchâteloises : 1908-2008, Hauterive : G. Attinger, 2008.
Quellet-Soguel, Nicole, « Jeanne Lombard, artiste (1865-1945) », in : Schlup, Michel (dir.), Biographies neuchâteloises, T. 4, 1900-1950, Hauterive : G. Attinger, 2005, pp. 191-196.
Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, Jeanne Lombard (1865-1945) et les artistes neuchâteloises 1908-2008. Catalogue d’exposition, Hauterive : G. Attinger, 2008.
Dès les années 1860, deux tiers des personnes qui travaillent à la fabrique Suchard sont des femmes. Au début seulement quelques dizaines, elles sont en 1904, 800 ouvrières pour 400 ouvriers. Après 1945, elles viennent souvent d’Italie. Elles travaillent surtout dans l’emballage et le pliage, ainsi que dans les ateliers du triage des fèves, de la confiserie et du démoulage. Leurs salaires sont plus bas que ceux des hommes. Elles doivent souvent travailler debout et à la chaîne. La direction développe un système paternaliste et dès 1885, elle diffuse un livre réédité à plusieurs reprises : Le bonheur domestique. Conseils aux femmes sur la conduite de leur ménage. Il préconise la propreté, l’ordre, l’économie, la discrétion et le respect de l’autorité. Les prestations sociales visent à renforcer et à stabiliser « la grande famille Suchard ». Une crèche est ouverte en 1972. Travailler chez Suchard signifie pour ces femmes une certaine indépendance, mais au prix d’une double journée de travail dans une société où la gestion du foyer est encore exclusivement du domaine de la femme.
Sur elles (sélection)
Huguenin, Régis, « Voir le travail. Les photographies d’ouvriers/ères de l’entreprise Suchard de Neuchâtel-Serrières », in : Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, 22, 2006, pp. 75-94.
Lafontant Vallotton, Chantal, « Sans les femmes, pas de Suchard ni de succès », in : Piguet, Claire (dir.), Un parfum de chocolat : sur les traces de Suchard à Neuchâtel, Neuchâtel : Livreo-Alphil, 2022, pp. 86-91, cf. aussi pp. 79-85, pp. 121-123, p. 176 et p. 218.
Pellegrini, Irene ; Ricciardi, Toni et Cattacin, Sandro, Suchard : un colosso dalle mani migranti : storie di donne italiane nella cioccolata, Todi : Tau Editrice, 2019.
Ricciardi, Toni et Cattacin, Sandro, « Italienne et ouvrière chez Suchard : une histoire sociale », in : Revue historique neuchâteloise 2020, n° 3-4, pp. 129-144.
Schmid, Olivier, « ‘Une fabrique modèle’ : paternalisme et attitudes ouvrières dans une entreprise neuchâteloise de chocolat : Suchard (1870-1930) », in : Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier 15, 1999, pp. 51-69.
Voegtli, Michaël, Entre paternalisme et Etat social : le cas de la fabrique de chocolat Suchard (1870-1940), Université de Lausanne : Département de science politique, 2004.